Il est difficile de parler de ce qu’on aime, surtout en art, surtout quand on se sent, avec tant d’évidence, si intimement concerné par la rencontre qui nous est offerte. C’est tellement simple, l’amour dit Garance au début du film Les enfants du paradis. Tellement simple, et tellement difficile à décrire sans en trahir l’esprit, sans en réduire l’émotion, sans en amoindrir la magie. Tâchons donc d’être simple, comme l’est Véronique Lonchamp, qui semble faire de la sculpture comme le pommier fait des pommes, juste parce qu’il est fait pour ça. Avec la sculpture, il faut prendre son temps, celui de la contemplation silencieuse que requiert toute œuvre d’art pour se découvrir progressivement à nous.

    Véronique Lonchamp a choisi le bronze comme matériau de prédilection : une solidité massive qui résiste au temps et aux aléas. Mais solidité ne veut pas dire immobilité ; pas plus que massif ne signifie nécessairement lourd. C’est en effet l’intelligence du mouvement qui nous frappe de prime abord dans ses figures. Qu’il s’agisse d’humains ou d’animaux, l’artiste possède, avec une étonnante justesse, l’art de traduire l’énergie dynamique qui anime les corps. La danse, pratiquée jeune, lui a permis d’intérioriser le mouvement, de sentir, de reconnaître les muscles à l’œuvre dans celui-ci, de visualiser la ligne que suivra sa trace. Elle a trouvé le moyen de nous faire ressentir cette intériorité, de nous identifier non seulement aux figures humaines, mais aussi de devenir félin, chien ou cheval. Ces corps en mouvement expriment une identité : sensations, sentiments, qualité d’âme dont   l’évidence nous saisit. Dans un mouvement largement déployé, parfois rapide voire précipité, où se traduit l’enthousiasme d’exister, comme dans une attitude calme, arrêtée, méditative, les corps ne sont jamais inertes : ils sont vivants, car la statique de leur posture résulte de l’équilibre de tensions opposées, parfois à peine perceptibles mais pourtant nécessaires. C’est peut-être là que s’exprime avec le plus de subtilité le grand art du sculpteur : même infime, le mouvement est présent, car il est simplement la vie.

    Maintenant, que celui-ci s’affirme et se déploie, ou qu’il semble suspendu, une constante est présente : le sens profond et très charnel de l’équilibre. Même quand les postures sont relativement acrobatiques, le corps n’est nullement en danger, tout ce monde-là sait ce qu’il fait, et le fait bien. Ceci implique, sculpturalement parlant, un équilibre des masses, des tensions, des directions. C’est là que nous puisons le confort, la sécurité de notre émotion esthétique. Tout est en place, et plus nous considérons les détails, plus nous en sommes convaincus.  C’est particulièrement sensible dans les groupes. Huit, dix, douze personnes sont réunies. Nous ignorons ce qu’elles font là, mais à l’évidence, elles le font ensemble. Si chaque individu s’identifie nettement, un mouvement général circule de l’un à l’autre. Tout le groupe est animé par les directions des uns, accompagnant ou s’opposant à celles des autres, dans une continuité dont la logique est manifeste. Aucune concession à l’artifice, faussement séducteur. Ce qui se dégage, naturel et simple, nous touche infiniment en faisant résonner en nous l’essentiel : exemple de comportement résidant dans l’honnêteté, dans la fidélité à soi-même. Ceux qui s’y tiennent, coûte que coûte, semble-t-elle nous dire, sont des justes.

  De plus, l’artiste sait s’arrêter à temps. L’aspect fini des œuvres n’est pas toujours le même. Si aucune n’est jamais léchée, certaines pièces gardent, beaucoup plus nettement que d’autres, trace des boulettes de terre ou de cire écrasées qui ont servi à façonner le modèle. Nulle sensation de mollesse cependant. Ce qui apparaît, c’est la rigueur et la cohérence de la conception, qui semble être là dès l’origine. L’intelligence de la main, qui travaille vite, est sensible. L’élaboration des volumes, parfaitement à leur place, se suffit à elle-même. Un travail prolongé de la surface aurait risqué d’affadir cette convaincante spontanéité qui nous touche.  

  La justesse est d’ailleurs certainement la qualité fondamentale du travail de Véronique Lonchamp. Soucieuse d’aller toujours et sans détours à l’essentiel, elle tombe juste dans l’expression des  sensations ou sentiments qui se font jour à travers les situations présentées. Qu’il s’agisse d’êtres humains ou d’animaux, voire de la relation entre les uns et les autres, nous sommes séduits par l’humour, par la tendresse, par l’élan de l’action ou la concentration méditative qui se font jour sous nos yeux. Chaque être figuré est identifiable dans ce qui le constitue essentiellement, mais quand il est en relation avec un ou plusieurs autres, la nature de ce lien est immédiatement perceptible. Ainsi l’artiste semble-t-elle nous indiquer que c’est en étant fidèle à soi-même qu’on a le plus de chance de rencontrer l’autre ; que l’être, pour essentielle que soit son individualité, est également social et communautaire ; et qu’il est important de considérer ces deux aspects, au même titre.

  Bien sûr, la sculpture est un art de l’espace, au sein duquel elle se déploie ou se condense, ce pour quoi Rodin tenait pour essentiel de travailler par les profils : envisager patiemment, en la faisant tourner, l’œuvre sous tous les angles, afin qu’aucun ne risque d’être pauvre, de décevoir, dans la recherche de l’équilibre des directions et des masses. Dans cet exercice, l’œil doit être d’une rigueur absolue : c’est le cas chez Véronique Lonchamp, sans qu’on ne perçoive jamais l’effort tant l’impression de naturel et de simplicité domine. D’où la comparaison avec le pommier : c’est comme ça, comme il faut que ce soit, avec toute la force d’une sereine évidence. D’où aussi cette sensation d’aisance et de liberté qui signe l’ensemble de ses pièces, témoignant d’une parfaite adéquation au matériau à travers lequel elle s’exprime.

  Mais les figures, solitaires ou plurielles, ont parfois besoin d’un espace matérialisé où exister, évoluer, se déployer, ou échapper à la loi de la gravitation: fils, rubans, escaliers, passerelles, piquets, portes, évoquent autant d’espaces divers où situer l’action des personnages, chacun selon son tempérament, selon le moment où il est représenté, seul ou en relation avec d’autres. Moments d’activité physique intense où la sensation d’exister se révèle, presque toujours jubilatoire, moments de solitude questionneuse ou méditative, moments de tendresse ou de solitude partagés.

  Parmi ces espaces très simplement évoqués, la porte est un symbole si riche qu’il requiert une attention particulière. Ce n’est ni un lieu où l’on est installé, ni un trajet figuré, c’est l’invitation à un passage, d’un monde ou d’un état à un autre, du connu à l’inconnu : le seuil du mystère, débouchant sur la révélation, et au-delà duquel l’être qui s’apprête à le franchir ne sera plus jamais le même. On comprend que les figures qui se hasardent à passer la porte semblent le faire avec une curiosité retenue, dans un temps suspendu entre l’avant et l’après : il faut du courage, de l’audace pour entrer dans le nouveau ! Le mur dans lequel s’ouvre cette porte est un pan vertical enrichi graphiquement d’écritures. Il évoque évidemment le Livre, quel qu’il soit, dont la découverte nous a éclairés et nous pousse à oser aller vers l’inconnu, dont nous pressentons qu’il nous conduira plus près de nous-même. C’est là que le bronze joue à plein son rôle de matériau puissant et grave. C’est là que les figures sont mises face à la nécessité d’oser conquérir leur liberté. 

  Bien sûr, le mur et sa porte évoquent un monument que l’emploi du bronze sacralise : le moment est essentiel. Ces portes ne sont pourtant pas de grande taille, et c’est absolument sans importance car la monumentalité est, fondamentalement et uniquement, affaire de proportions : du mur lui-même, de la porte par rapport au mur, du personnage par rapport à la porte. C’est parfaitement sensible quand on regarde des photos du travail de Véronique Lonchamp : sans repère pour donner l’échelle, bien malin qui pourrait deviner la taille réelle des œuvres.

  En situant ainsi ses figures dans l’espace très simplement symbolique qui leur convient, l’artiste leur fournit le cadre où nous pourrons les identifier, et sans doute plus encore nous identifier à elles. Car au fond, tous ces personnages ne sont rien d’autre que nous-même, successivement. Nous face à nous-même, face à l’autre, aux autres. Essentiellement nous dans la vie, qui est mouvement, la vie puissante, variable, étrange et multiforme, qui nous veut libres. La vie qui nous traverse et nous relie à tout et à tous. Voilà, au bout du compte, sans doute pourquoi cette sculpture est si profondément émouvante, où le particulier rejoint l’universel.

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